s'exclamat-il. Vous présumez qu'il y a un rapport entre l'effacement des cerveaux humains par les Scaythes et l'effacement de Via Lactea ! Voilà pourquoi vous situez Hyponéros dans le cœur de la galaxie. Vous pensez que votre... comment l'avez-vous appelé tout à l'heure ? blouf, c'est ça, que votre blouf est une entité intelligente, une sorte de monstre créé de toutes pièces par les Scaythes !
— Une décréation plus exactement, la conséquence d'un abandon. A quoi servirait l'écrin sans son bijou ?
— Vous êtes bien généreux pour l'humanité ! Plutôt qu'à un bijou, je la comparerais volontiers à un fléau ! Pour ma part, je pense que l'univers était un éden... avant l'apparition de ces détestables produits du hasard qui ont pour nom les hommes ! »
Tixu se rendit compte que le mépris de Loter Pakullaï, tourné surtout contre lui-même, révélait le profond désarroi dans lequel le plongeait la fin annoncée de la galaxie. Et sa déchéance physique n'était que l'expression incarnée de sa déchéance morale.
« Je réitère ma question, monsieur le sorcier : est-ce que vos pouvoirs inddiques peuvent inverser le cours des choses ? »
Sa voix avait pris une intonation solennelle et toute trace de moquerie avait déserté son visage.
« Pourquoi donc devrais-je sauver de l'anéantissement ces détestables produits du hasard ? demanda l'Orangien.
— Parce que, justement, vous ne croyez pas au hasard, rétorqua le Néoropéen. Et que vous vous faites probablement un devoir moral de voler au secours de vos frères humains. Mais là n'est pas le problème : avez-vous une haute opinion de votre magie ? L'estimez-vous assez puissante pour enrayer la progression du trou noir ? »
Tixu reposa son assiette vide devant ses pieds croisés. Son corps rassasié, envahi d'une douce chaleur, implorait le repos.
« Les actes sont plus probants que les discours, dit-il en réprimant un bâillement. Je peux vous procurer le moyen de retourner sur votre planète d'origine.
— Comment ?
— En vous initiant à l'antra, au son de vie, en vous apprenant à l'utiliser et en vous chargeant de répandre le Verbe sur les mondes du Centre.
— Moi ? Un missionnaire de l'Indda ? Mes collègues de l'Institut en feraient des gorges chaudes !
— Quelle importance ? Le son de vie accomplira ce que vos chers collègues n'ont pas voulu ou pu accomplir : il vous fera rentrer chez vous, traverser l'espace sur une distance approximative de trente mille années-lumière. Lorsque vous aurez goûté à la puissance de l'antra, lorsque vous aurez réintégré le chœur vibrant de la création, les ricanements de vos pairs vous laisseront de marbre ou, mieux encore, vous divertiront. Je vous offre, professeur Pakullaï, l'occasion unique de vous fondre dans ces mécanismes universels que vous cherchez depuis si longtemps à comprendre.
— En admettant que vous réussissiez à me réexpédier sur Alemane, les gens me percevraient comme un monstre, comme un primate doué de parole...
— L'antra modifiera votre physiologie selon vos besoins. Ne cherchez pas d'autre explication à mes propres facultés d'adaptation. Que pensez-vous de ma proposition ? »
Loter Pakullaï saisit un cube entre le pouce et l'index et le porta machinalement à sa bouche. La tempête faisait rage sous son crâne, comme en témoignaient les éclairs qui embrasaient ses yeux.
« Rien ne vous oblige à me répondre maintenant, ajouta Tixu. Je suis fatigué et je souhaite me reposer... »
Quelques heures plus tard, un bruit étrange tira de son sommeil l'Orangien, allongé sur l'ancien lit de Nahum Arratan. Il se redressa sur un coude et aperçut, étendue sur l'autre couchette, la silhouette tremblante de Loter Pakullaï, secouée de lourds sanglots.
Le Néoropéen était un élève studieux mais peu doué. Il y avait en lui une part d'intellect jamais rassasiée qui l'entraînait à poser de multiples questions et l'empêchait d'atteindre le temple intérieur, la nef d'où partaient les routes de l'espace et du temps.
Après que Tixu l'eut initié à l'antra, il se lança dans un interminable discours sur les ondes, les quantas et les fluides au lieu de se laisser dériver sur les subtils courants endogènes. Cette logorrhée traduisait à la fois la souffrance suscitée par l'abandon de la défroque usée et la peur d'affronter le silence, angoissant pour un individu accoutumé au bavardage intempestif et permanent du mental.
Tixu ne chercha pas à le convaincre ou à le brusquer. Il comprenait que le professeur Pakullaï avait plus que quiconque besoin de temps pour reconnaître la valeur d'une initiation. Pendant que le shanyan, le nouvel initié, se débattait dans ses contradictions, l'Orangien visita les soutes de quelques-uns des vaisseaux échoués, où il découvrit, entassés les uns sur les autres, des boîtiers, des écrans-bulles, des mémodisques, des androïdes et des robots. L'oxygène étant rare sur Arratan, ils n'avaient pratiquement pas subi d'attaque de rouille. Ils semblaient simplement déconnectés, endormis, attendant qu'un prince charmant vînt les tirer de leur sommeil millénaire.
« Nahum Arratan était un spécialiste en robotique, précisa Loter Pakullaï, mais il n'est pas parvenu à redonner vie à ces automates. On dirait qu'ils ont été vidés de leur substance, de leur énergie. Encore un mystère. Peut-être un effet du magnétisme d'Arratan. Ces robots possèdent pourtant des générateurs intégrés et sont censés produire l'énergie dont ils ont besoin. Avec leur aide, nous n'aurions eu aucune difficulté à réparer un vaisseau et à repartir vers les mondes habités...
— Ne regrettez rien : vous bénéficiez désormais de l'aide de l'antra.
— Oui, oui, bien sûr, l'antra magique, le son du miracle... »
Tixu s'habituait progressivement à l'atmosphère de l'astre mort. Ses besoins en oxygène avaient considérablement diminué et la gravité ne lui posait plus aucun problème. En revanche, les visages d'Aphykit et Yelle venaient de plus en plus souvent occuper la totalité de son espace intérieur et le précipiter dans des affres de désespoir et de souffrance. Il se réfugiait alors dans la cabine de pilotage d'un vaisseau, s'asseyait sur un siège pivotant et laissait couler ses larmes.
Il avait perdu le contact avec elles pratiquement le lendemain de son départ. Le lien subtil qui les rattachait à lui s'était brusquement rompu et il avait cessé de ressentir leur présence, leur chaleur, leur empreinte vitale. Il restait toutefois persuadé qu'elles n'étaient pas mortes mais qu'une force maléfique les retenait prisonnières, les maintenait dans l'inertie. Il avait conçu le projet de rebrousser chemin pour leur porter secours. Il avait prié l'antra de le ramener auprès d'elles, mais le son de vie n'avait pas tenu compte de ses requêtes et les routes qui s'étaient présentées devant lui l'avaient inexorablement éloigné de l'univers connu. Il avait alors compris qu'il ne pouvait plus faire marche arrière, que, selon les propres paroles de Yelle, « c était ainsi que devaient s'accomplir les choses »... Le chœur vibrant de la création le destinait, lui, l'Orangien, l'ancien employé de la C.I.L.T., le pauvre mortel qui avait tenté de noyer ses faiblesses dans l'alcool de mumbë, à être le soliste de l'humanité dans le pays du blouf. Il ignorait encore la nature du rôle qu'il serait amené à jouer auprès de l'Hyponéros. Il se laissait guider par une force supérieure qui n'était autre que son propre chant. Il savait seulement qu'il mettait en jeu l'essence même de son être, qu'il ne sortirait pas indemne de la confrontation. Le prix à payer était exorbitant mais il serait encore plus élevé pour les hommes et pour lui s'il refusait d'accomplir son destin. Lorsqu'il s'était glissé dans le déremat de la C.I.L.T. sur Deux-Saisons, il n'était pas seulement lancé sur les traces d'une femme dont la beauté l'avait subjugué, il s'était replacé sur le cours d'une trajectoire cruelle qu'il avait jusqu'alors inconsciemment refusée.
Loter Pakullaï s'engouffra dans la bulle. Ses yeux brillants et ses gestes saccadés trahissaient une fièvre inhabituelle. Depuis une semaine, il avait repris l'habitude de s'habiller. Le bas tire-bouchonné de son pantalon et les manches de sa veste remontées jusqu'aux coudes lui conféraient l'allure d'un épouvantail, mais bien que ses vêtements ne fussent plus adaptés à sa morphologie, il ressemblait de nouveau à un être humain.
Tixu, allongé sur sa couchette, comprit immédiatement les raisons de l'agitation du Néoropéen.
« Bon Dieu, monsieur le sorcier inddique, vous aviez raison ! Votre foutu son m'a conduit dans une sorte de salle imaginaire où se découpaient des bouches lumineuses. J'en ai emprunté une au hasard, j'ai ressenti comme une décharge électrique et, lorsque j'ai rouvert les yeux, j'ai constaté que je me retrouvais à plus de trois cents mètres de l'endroit où je m'étais assis ! J'ai d'abord cru que j'avais rêvé ou que j'avais été victime d'une hallucination. J'ai donc recommencé l'opération une, dix, vingt fois, et à chaque tentative j'ai obtenu le même résultat.
— Il faudrait maintenant songer à augmenter les distances...
— C'est exactement ce que j'ai l'intention de faire, figurez-vous ! Mais pas dans l'immédiat. Je suis crevé et j'ai besoin de récupérer ! »
Loter Pakullaï s'allongea sur sa couchette, tira une couverture sur lui et s'endormit en quelques secondes.
Les jours suivants l'absence d'alternance jour/nuit était compensée par l'horloge sidérale de la bulle, qui affichait les dates des différents calendriers en vigueur sur les mondes du Centre Loter Pakullaï effectua de grands progrès dans la maîtrise du voyage sur la pensée. Il mettait désormais les bouchées doubles, comme s'il voulait rattraper son retard, se transportait d'un point à l'autre d'Arratan jusqu'à ce qu'il s'écroule de fatigue au pied d'un vaisseau ou à quelques dizaines de mètres de la bulle qu'il n'avait pas eu la force d'atteindre. Un excès de zèle qu'il tempérait parfois par d'oiseuses digressions sur le merveilleux ou détestable selon l'humeur du jour hasard qui avait offert de telles potentialités à l'être humain.
« Des lois physiques que nous ne connaissons pas encore mais que je me fais fort de traduire en langage scientifique, marmonnait-il pendant que Tixu préparait le repas. L'effet de dédoublement a toujours existé par exemple, mais avant Anton Shlaar, un conquérant de l'Age spatial, personne n'en avait jamais entendu parler... »
Il perdait peu à peu ses apparences simiesques. Il se redressait, ses poils se clairsemaient et une flamme nouvelle brillait dans ses yeux. De même les rides semblaient s'estomper sur son front. Il commençait à évoquer la possibilité d'un départ imminent et définitif, preuve que la perspective de franchir trente mille années-lumière avec la pensée comme seul moyen de locomotion ne lui apparaissait plus comme une montagne d'absurdité.
« Je me demande si je pourrai me réadapter à la civilisation. Les mondes néoropéens ont dû changer en soixante-six ans. Mais peut-être préférez-vous que je reste en votre compagnie...
— Vous me serez plus utile là-bas. L'antra vous permettra d'échapper à la mort mentale, à l'inquisition et à l'effacement. Dites-vous bien que chaque fois que vous initierez l'un de vos semblables au son de vie, de la même manière que je l'ai fait pour vous, vous m'aiderez à enrayer la progression du blouf.
— Je n'ai pas encore établi la relation entre le trou noir et vos pratiques, je ne comprends toujours pas ce que vous fabriquez sur Arratan, mais si je parviens à regagner Néorop, je vous promets de transmettre le son de vie au plus grand nombre.
— Vous parlez déjà comme un missionnaire inddique ! »
Un large sourire éclaira le visage de Loter Pakullaï.
« N'essayez pas de me transformer en abruti de sectateur, monsieur le sorcier ! J'approche du siècle et j'ai passé l'âge de ces conneries. Je resterai votre partisan pinailleur et reconnaissant, tout au plus... »
L'ardeur néophyte du Néoropéen rappelait à Tixu ses premières expériences dans le domaine du transfert instantané, sa translation inopinée sur la plage de l'île des monagres, sa soudaine apparition dans les rues de Houhatte, le long et enivrant périple entre Selp Dik et Terra Mater. Aphykit et lui s'étaient fondus dans les couloirs impalpables de l'éther, s'étaient rematérialisés sur des mondes enchanteurs, s'étaient aimés sur des lits de fleurs, d'herbe, de sable, de roche ou sur les tissus d'un entrepôt d'Orange. Pour Loter Pakullaï, le voyage sur la pensée était lié à l'espoir d'un retour sur son monde natal, dans l'esprit de Tixu il restait à jamais associé au bonheur intense, presque douloureux, qu'Aphykit lui avait donné. Il eut l'impression que le sol s'ouvrait sous ses pieds, qu'il s'enfonçait dans une eau noire, visqueuse et glaciale, mais il fit appel à toutes ses ressources mentales pour ne pas offrir le spectacle de sa détresse à son interlocuteur.
« Je m'aperçois que les sorciers inddiques souffrent comme les hommes de science ordinaires, murmura Loter à qui la pâleur subite de Tixu n'avait pas échappé. Et cette particularité aurait plutôt tendance à me les rendre sympathiques... »
Trois jours plus tard, le Néoropéen arborait une mine sombre lorsqu'il franchit le sas de la bulle. Tixu crut d'abord qu'il avait perdu le mode d'emploi de l'antra, comme cela arrivait parfois aux nouveaux initiés, mais il se rendit rapidement compte que le professeur était la proie d'une incommensurable teneur.
« Vous devriez m'accompagner, monsieur le sorcier. J'ai découvert un drôle de spectacle sur la face de l'astre tournée vers l'extérieur de la galaxie... »
Tixu hocha la tête, se leva et jeta un long regard sur les divers objets qui jonchaient le sol de la bulle. Sa voix intérieure lui murmurait qu'il serait bientôt privé de ses sens, que se fermeraient définitivement ces fenêtres qui permettaient aux créatures vivantes d'expérimenter la création. Ses doigts se promenèrent machinalement sur son visage, épousèrent les reliefs des arcades sourcilières, du nez, des lèvres, se glissèrent entre les fils soyeux de sa barbe. Il huma longuement l'air confiné de la bulle où paressaient des odeurs de cuisine et de transpiration.
Son enveloppe corporelle lui serait bientôt retirée, et avec elle l'espoir d'étreindre un jour Aphykit et Yelle.
« Nous devrions joindre les mains, dit-il à Loter.
— Ne soyez pas surpris d'être cloué au sol à l'arrivée : il n'y a pas de correcteur de gravité de l'autre côté et l'intensité de la pesanteur y est beaucoup plus forte... »
Les deux hommes se placèrent de chaque côté d'une table pliante et tendirent les bras. A peine leurs mains se furent-elles touchées qu'ils se fondirent dans les couloirs éthériques et se rematérialisèrent, quelques centièmes de seconde plus tard, sur la face d'Arratan orientée vers les bras extérieurs de la spirale galactique. Ainsi que l'avait prédit le professeur Pakullaï, la force d'attraction les maintint rivés au sol. Les effets du correcteur de gravité et du générateur d'oxygène ne se faisaient pas sentir. Ils avaient l'impression d'être écrasés sous un fardeau de plusieurs tonnes. La bouche ouverte, le Néoropéen cherchait désespérément de l'air.
Allongé sur le dos, Tixu aperçut d'abord un pan de ciel criblé d'étoiles. Puis, au prix d'un terrible effort, il parvint à tourner la tête et vit enfin la gueule immonde du blouf.
CHAPITRE II
Douze devront se présenter,
comme les douze premiers mondes,
comme les douze premières eaux,
comme les douze premiers jours.
Douze voix chanteront,
droit ou tortueux sera leur chemin,
sombre ou claire sera leur âme,
longue ou courte sera leur vie.
Douze étincelles jailliront,
comme les douze premières fleurs,
comme les douze premiers arbres,
comme les douze premiers animaux.
Douze cœurs déborderont,
vert ou noir sera leur monde,
bleus ou blancs seront leurs yeux,
pâle ou brune sera leur peau.
Douze pensées s'uniront,
comme les douze premières femmes,
comme les douze premiers hommes,
comme les douze premiers enfants.
Douze ardeurs triompheront,
noble sera leur destin,
grande sera leur renommée,
infinie sera leur joie.
Douze créeront le monde,
comme les douze premiers désirs,
comme les douze premières pensées,
comme les douze premiers dieux.
Onze capituleront,
onze sombreront,
onze seront anéantis.
Qu'un seul vienne à mourir,
qu'un seul vienne à faillir,
qu'un seul vienne à trahir,
et disparaîtra le genre humain.
Le Dodeukalogue,
Livre premier de la Fin des temps,
« les Prophéties de Zahiel »